Mémoires urbaines – lancement de la plateforme Web « Mémoires d’Arvida »
Mémoires urbaines
Lucie K. Morisset et Marie-Blanche Fourcade ont recueilli les récits de vie de citoyens qui ont vu grandir la cité industrielle d’Arvida.
Par Claude Gauvreau
2 Mars 2015 à 16H34
Patinoire de la rue Moritz, à Arvida, dans les années 1930. Photo: Collection particulière. Gracieuseté de la Chaire de recherche du Canada en patrimoine urbain.
En 1925, l’Aluminium Company of America choisit d’implanter une ville à quelque 150 kilomètres au nord de Québec autour de sa nouvelle usine. Méticuleusement planifiée et construite par sa compagnie mère, devenue Alcan, Arvida allait devenir un symbole de la modernité. Elle s’inscrit dans le groupe restreint des villes de compagnie mises en place autour d’une industrie unique qui exerce une emprise sur l’organisation sociale, politique et matérielle des lieux. Arvida se distingue par la qualité et l’envergure de son plan urbain et de son caractère architectural, par la diversité de son habitat ouvrier et par son remarquable état de conservation.
Lucie K. Morisset, professeure au Département d’études urbaines et touristiques, et Marie-Blanche Fourcade, professeure associée au Département d’histoire de l’art, ont lancé récemment une plateforme Web qui invite à découvrir une trentaine de récits de vie de citoyens d’Arvida, recueillis depuis 2011. La plateforme s’inscrit dans le cadre du projet Mémoires d’Arvida, lequel vise à collecter et conserver les témoignages d’Arvidiens et d’Arvidiennes ayant vu se construire et s’épanouir leur cité industrielle tout au long du XXe siècle.
«Nous avions trois objectifs: documenter l’expérience humaine d’un projet urbain considéré comme le plus ambitieux du XXe siècle en Occident, valoriser la parole des habitants d’Arvida et sauvegarder leur mémoire collective», explique Lucie K. Morisset. «Nous avons agi comme des courroies de transmission entre les citoyens, entre les générations et entre Arvida et le monde», poursuit Marie-Blanche Fourcade.
Le site Web contient plus de 100 capsules vidéo qui racontent, à travers souvenirs et anecdotes, l’expérience d’être né et d’avoir grandi, vécu et travaillé dans la capitale de l’aluminium. Accompagnés de documents d’archives, incluant de nombreuses photographies, les témoignages se déploient dans cinq zones thématiques: l’histoire de la ville,la vie quotidienne, l’habitat et l’environnement, le travail dans les usines et lepatrimoine à transmettre. La plateforme propose aussi une visite virtuelle complémentaire de deux expositions – Travailleurs de l’aluminium d’Arvida. Un savoir-faire en images (2012) et Travailleurs de l’aluminerie d’Arvida. Des métiers, une tradition (2013) –, présentées chaque printemps dans le centre-ville d’Arvida.
Les deux professeures ont d’abord lancé un appel à la communauté dans le journal local L’arvidien, puis elles se sont déplacées de maison à maison pour écouter ce que les habitants avaient à raconter. «Nos témoins étaient des travailleurs, des commerçants, des enseignants, des syndicalistes, note Marie-Blanche Fourcade. L’un d’eux, âgé de 104 ans au moment de l’entrevue et décédé récemment, nous a raconté qu’il avait participé à la construction de l’aluminerie où il avait travaillé toute sa vie. Il nous apparaissait essentiel que ces souvenirs soient partagés par le plus grand nombre.»
Des citoyens attachés à leur ville
«Si la cité a été préservée dans un tel état, c’est grâce à l’attachement des Arvidiens à leur ville», affirme Lucie K. Morisset. À la suite des fusions d’Arvida à Jonquière, en 1975, puis à Saguenay, en 2002, ses habitants ont cherché à conquérir une reconnaissance patrimoniale. «La première fusion avec Jonquière a été marquée par un processus d’effacement identitaire, rappelle la professeure. On avait désinscrit le nom Arvida partout dans la ville, sans parler du redécoupage de la carte électorale qui avait fragmenté la cité. À cette époque, une caricature publiée dans le journal local montrait le ministre des Affaires municipales et le maire de Jonquière qui tenaient un bélier en forme de pénis, sous le titre Arvida: un viol organisé.»
En 2010, la municipalité de Saguenay a constitué un comité pour qu’Arvida soit reconnue comme Patrimoine mondial de l’UNESCO. Puis, en 2012, le secteur d’Arvida obtenait le statut de« Lieu historique national du Canada». «La fierté des Arvidiens tient à leur participation à un projet de société, souligne Lucie K. Morisset. Dans les années 20 et 30, la plupart d’entre eux sont devenus propriétaires d’une petite maison unifamiliale, ce que peu de Québécois pouvaient se permettre. Ils avaient accès à d’excellents services de santé et de loisirs et leurs enfants allaient dans des écoles réputées parmi les meilleures au Canada.»
Des rites de passage
Les rapports entre les habitants d’Arvida et la compagnie d’aluminium n’ont pas toujours été au beau fixe. La ville a connu deux grèves importantes, en 1956 et en 1975. «Les Arvidiens sont fiers des batailles qu’ils ont menées. Ils ne sont pas amers et n’ont pas conservé d’animosité envers la compagnie», dit Marie-Blanche Fourcade. «La dureté des conflits, les conditions de travail parfois pénibles et la difficulté des rapports humains sont traitées rétrospectivement par les Arvidiens comme des rites de passage qui, aujourd’hui, leur permettent de revendiquer une appartenance à la ville», observe Lucie K. Morisset.
Les femmes et les hommes n’ont pas le même rapport à la mémoire, poursuit la chercheuse. «Les femmes se rappellent des émotions qu’elles ont éprouvées et sont capables de les narrer: « Jai eu peur », « Je l’ai beaucoup aimé », « Nous avons bien ri ». Les hommes, eux, pourtant plus nostalgiques, arrivent mal à déchiffrer leurs sentiments.»
Enrichir les savoirs
Les deux professeures souhaitent enrichir les savoirs transmis en permettant aux internautes, qu’ils soient ou non citoyens d’Arvida, de partager leurs propres souvenirs. Ces derniers peuvent contribuer à nourrir les diverses zones thématiques par des photos de famille, des articles de journaux, des cartes postales ou des objets-témoins numérisés.
«Il existe une importante diaspora arvidienne, dit Lucie K. Morisset. À Kingston, en Ontario, un groupe d’anciens citoyens d’Arvida se réunit chaque mois dans un restaurant pour partager des souvenirs. D’autres personnes, qui ne sont pas originaires d’Arvida, ont gardé des images très fortes de la ville. Quand ma mère est décédée, j’ai découvert qu’elle avait conservé une photo où on la voit sur un bateau, en compagnie de touristes américains, qui se dirige vers Arvida.»
Le projet Mémoires d’Arvida est mené par le Groupe interuniversitaire de recherche sur la ville, les paysages de la représentation et les identités urbaines de l’UQAM (PARVI), en collaboration avec la Corporation de développement économique et culturel d’Arvida. Il compte sur l’appui de la Chaire de recherche du Canada en patrimoine urbain et de l’initiative franco-québécoise Fralubec, du Programme Nouveaux Horizons pour les aînés du gouvernement fédéral, de la Ville de Saguenay, du ministère de la Culture et des Communications du Québec, du Fonds de recherche du Québec sur la société et la culture et du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.