Luc Noppen
Le programme de recherche concerne le patrimoine dit « construit » : il s’agit des lieux dotés de sens, des objets architecturaux et de leur environnement, des aménagements, des sites, bref des « paysages » faits de main d’homme, auxquels une collectivité peut attribuer une « valeur mémorielle ». Ces paysages construits sont « patrimoines » en ce qu’ils fédèrent, éventuellement, les ingrédients d’une identité.
Plus précisément, ce programme concerne le patrimoine construit dans les villes du XXIe siècle, où l’accroissement des échanges et la déstabilisation des populations imposent de nouveaux enjeux à la fabrication du patrimoine, voire au rôle et à la notion mêmes de la patrimonialisation en milieu urbain. Ainsi ce programme entend surtout, grâce à l’intégration transdisciplinaire de la recherche fondamentale et de la recherche-action, réfléchir sur les rapports passés, présents et futurs entre le patrimoine construit et l’identité urbaine, en vue de développer une approche renouvelée qui, à l’aune des « clientèles » nouvelles du patrimoine, ressource la pertinence et les retombées de la patrimonialisation dans les villes, au départ de l’expérience de Montréal. Il s’agit, en quelque sorte, d’associer à une herméneutique du paysage des villes une recherche sur la « capacité de sens » et sur le « potentiel de pérennité », aujourd’hui, du patrimoine urbain, depuis sa constitution physique et mémorielle jusqu’à la fabrication de son image, par le discours et par les aménagements matériels de valorisation, afin de cerner les gestes et les critères de la sélection, de la conservation, de la mise en valeur et de l’interprétation adéquats au regard des variables identitaires des collectivités urbaines et des villes de ce siècle.
Lire l’identité du paysage, ou décoder le patrimoine Le programme sous-tend une réflexion sur les rapports topologiques de la mémoire et des identités, lorsque ces rapports s’expriment dans le paysage construit. Ce domaine d’investigation couru déjà depuis Norberg-Schulz, remis à jour par les plus récentes exégèses de la patrimonialisation (Nora, Choay…) et herméneutiques de la représentation (Corboz, Boyer…) ont souvent jusqu’ici cantonné dans un débat d’idées les spéculations sur l’identité qui n’ont pas, ainsi, rejoint les objets auxquels on attribue son ancrage.
J’ai développé, au fil de ma carrière, une interprétation systémique de l’environnement bâti visant ses spécificités et ses particularités en un lieu donné, plutôt que la simple application de taxonomies antérieures ou extérieures. Cette approche misant sur une histoire allant des objets aux idées (et non l’inverse), bien parente du désormais fameux « le document, c’est le bâtiment » de Queysanne, s’avérait fort utile pour qui voulait lire l’histoire de l’architecture en un territoire (Québec, Canada) qui n’avait pas livré les discours idéels des productions européennes et qui n’avait donc légué pour document que les objets d’un paysage autrement muet. Mais cette approche avait aussi deux corollaires, qui en précisaient les retombées : d’abord, pertinente, une interprétation élaborée au départ des objets motivait d’éventuels gestes de conservation et de valorisation. Puis, cette interprétation objectale exposait des identités topologiques, dont l’histoire des idées pouvait esquisser la structure, mais que seule celle des objets retraçait, par-delà la sémiogenèse du paysage. Ce programme vise à décoder, de la sorte, le patrimoine fondateur du Sense of Place des villes, à partir du cas de Montréal. L’objet et l’approche de l’identité topologique que je propose rencontrent dès lors une problématique, qui motive l’originalité et la pertinence de la recherche : c’est celle de l’identification, de la conservation et de la valorisation du paysage construit qui traditionnellement articule le Sense of Place, dans les grandes villes où le XXIe siècle impose des enjeux nouveaux.
Les enjeux du patrimoine urbain au XXIe siècle La problématique et les retombées du programme reposent largement sur la nécessaire participation sociétale à la consécration et à la conservation patrimoniale . Or cette perspective, que j’ai développée dans mes travaux, met en cause les rapports nouveaux des villes au monde, qui, engendrés dans les contextes de la mondialisation des échanges culturels, interpellent l’avenir du paysage construit de ces villes et de leur identité. Le patrimoine urbain, générique sous lequel se rassemblent les relations des sociétés urbaines au paysage « identitaire » des villes, semble en péril : si l’on convient généralement des bénéfices sociaux, économiques ou culturels de la conservation du bâti, le protectionnisme (populaire ou scientifique) qui l’assurait, catalyseur des régionalismes actuels, fait face, dans les « villes de la mondialisation », à une métamorphose des sources, voire à une remise en question de la pertinence même de la patrimonialisation.
Cette confrontation bouleverse les rapports identitaires des hauts lieux et les processus de patrimonialisation qui les consacraient. Ainsi, alors que l’intérêt occidental pour le patrimoine résultait d’une part d’une affection héréditaire de la collectivité pour le milieu dans lequel elle évoluait et qui y évoquait son enracinement, les grandes villes substituent, à « l’intimité de la famille nucléaire et de la localité sécurisante », pour paraphraser Andrieux, des métissages culturels nouveaux : l’occidentalisation des messages culturels (déjà par la télévision, puis par internet), la mixité ethnique et les migrations croissantes invalident cette interprétation historique du « lieu » voulue en fonction d’une mémoire collective commune, qui tend à ne plus exister.
Certes, dans cet univers voulant que « le culte du patrimoine gise dans le culte chrétien de la trace », la patrimonialisation de l’urbain a pris un essor considérable, d’autre part, selon le « regard de l’autre » qui a consacré les centres historiques anciens : là se trouvait, en effet, l’aboutissement de la continuité recherchée dans le rapport collectif à l’espace bâti. Pour faire image,on peut écrire que l’Europe devint ainsi patrimoine de l’Amérique qui y projetait sa continuité dans le passé ; l’Amérique, semblablement, devint patrimoine de l’Europe, qui y perçut la continuité prospective d’une « scène de la vie future » définitoire du couple « Américanisme / Modernité » investigué par Cohen et Damish. Or, ces sources du patrimoine urbain vacillent elles aussi, avec la transformation des matérialisations du rapport au passé sous-tendu par la patrimonialisation. Ce phénomène, qu’on attribue à l’accumulation excessive de ces représentations ou à la « touristification » et de la Staged Authenticity maccannellienne des imageries culturelles , a deux corollaires : d’une part, le potentiel évocateur de l’objet patrimonial ressortit de plus en plus au contexte patrimonial, c’est-à-dire à l’ensemble de l’environnement. D’autre part, le « regard extérieur » a forclos les patrimoines urbains dans le mythe de continuité des « autres ». Ce mécanisme justifie la patrimonialisation de la modernité américaine, qui pourtant conduit ici à un paradoxe : à la recherche de la projection d’une modernité conçue outre-mer, la quête des retombées du style international a conduit des spécialistes du patrimoine – à Montréal, par exemple, comme cela a été remarqué – à ignorer l’américanité.
Dans le vaste champ des recherches sur le patrimoine, ce programme se particularise par son objet et par son approche : la recherche du Sense of Place qui est proposée, au départ du Montrealness de Montréal, repose en effet sur une observation et sur une analyse des objets qui fonde une lecture ancrée aux spécificités du territoire. Ce faisant, la recherche concerne autant l’identification des paramètres « patrimoniaux » de l’identité urbaine que l’élaboration, précisément dans le contexte urbain, des moyens et des conditions de leur conservation : en cela, l’objet de la recherche – le patrimoine des villes -, qui jusqu’ici a surtout été abordé soit comme un genre mineur d’un « patrimoine » à connotation essentiellement rurale, soit par la constitution à la pièce du corpus hétéroclite de formes architecturales plus ou moins protégées, est redéployé à l’enseigne d’un sujet nouveau, le « patrimoine urbain ». Or, ce sujet, en raison des enjeux non seulement esthétiques, mais surtout économiques, sociaux, démographiques et politiques qu’il recouvre, convoque une approche multidisciplinaire tout aussi novatrice, qui outrepasse les frontières de l’activité scientifique en lettres et en sciences humaines dont le patrimoine est aujourd’hui un domaine de pointe : en effet, la problématique du patrimoine urbain ressortit aussi au cloisonnement disciplinaire qui prévaut habituellement en matière de connaissance et de conservation du patrimoine et qui voit dissociés :
- la réflexion sur les processus identitaires que sous-tend la patrimonialisation ;
- l’identification et la théorie de la conservation des « patrimoines » ;
- la gestion de la valorisation et de l’aménagement du territoire auxquels ressortit, en définitive, la conservation du patrimoine et sa pertinence sociétale.
Bref, il apparaît que la « création » du patrimoine et sa « gestion », tant en matière de recherche fondamentale que de recherche-action, se font l’une et l’autre en vase clos, dans l’ignorance des problématiques de pertinence, d’une part, et des problématiques de connaissance, d’autre part. Le programme, en cette voie, vise une approche structurante qui puisse créer et gérer à la fois : il s’agit, en quelque sorte, d’intégrer les « opérations » sur le patrimoine, en aval de la connaissance de ses processus et de ses objets (de l’identité aux lieux identitaires), d’une part, et en amont de sa stricte gestion (valorisation, conservation), d’autre part. En ce sens le programme, qui aborde autant les phénomènes de représentation de la patrimonialisation et les objets porteurs que la morphologie identitaire, comme principe de sens du patrimoine urbain et comme ingrédient ponctuel de la topologie des villes, propose une recherche qui, décloisonnée par ses thèmes et par ses incidences, épouse le plan stratégique de l’UQAM. Le programme vise à créer un pôle intégrant la réflexion sur et la conservation du patrimoine urbain, en incluant les chercheurs en aménagement (design) et en gestion (enjeux économiques et sociaux de la conservation), les décideurs en urbanisme et en valorisation touristique, en quête d’identités locales ou de moyens de mise en valeur, par la réglementation ou par la concertation avec le milieu.
À Montréal, les défaites plus fréquentes des batailles qui ont jadis positionné la ville sur la scène de la conservation du patrimoine révèlent ces contextes qui, désormais, situent le patrimoine urbain au-delà de la logique des monuments historiques, en faveur de la rue, du quartier, du « cadre de vie ». Mais l’usage voulant que ce soit les populations, stables, qui transforment ou conservent leur cadre, mouvant, est inversé : le cadre reste et les populations changent. Cela aurait pu favoriser la pérennisation. Mais le cadre bâti des métropoles, pour cause de décroissance ou en raison de politiques conscientes des méfaits de l’étalement urbain, est sujet à des mises à jour de plus en plus fréquentes : la planification urbaine revient sur le bâti existant. Or, la consécration du patrimoine a toujours ignoré le contexte fonctionnel de la ville dans lequel se situent ces interventions – programmes d’habitation, de dédensification du bâti, voire de mise en tourisme – qu’une lecture renouvelée de la notion de patrimoine alimenterait pourtant : comme « facteur de sens », le patrimoine urbain devrait être inscrit dans le devenir de la ville, comme condition du maintien de sa spécificité et de ses espaces identitaires. Cela implique cependant que la gestion du patrimoine soit aujourd’hui intégrée de façon dynamique à une planification urbaine fonctionnelle à laquelle elle ajoute une dimension sémantique, caractéristique de la qualité de vie. C’est dire que les conditions du « péril du patrimoine urbain », qui sont le fait de toutes les villes-métropoles de ce siècle, prennent une dimension particulière dans le cas de Montréal – affectée, lit-on, d’une « identité trouble » – désignant le terrain comme témoin ou comme cas d’espèce d’une nouvelle façon de poser la question du patrimoine, « dialogue entre le particulier et l’universel », alors que se raréfient les collectivités nées là où elles habitent et que la continuité environnementale à laquelle aspire le touriste achoppe désormais à la multiplication des stratifications culturelles (au moins trois groupes ethniques différents se sont ainsi succédé dans le plateau Mont-Royal). Reconnaître la valeur de l’identité paysagère – spécificité topologique encodée dans le paysage construit, porteuse des mémoires culturelles qui s’y sont superposées – pose le patrimoine urbain comme ingrédient structurant de la rencontre, en la ville, d’un cadre physique doté d’un potentiel identitaire et d’individus animés par un vouloir d’identité.
Cet objectif général prescrit un programme orienté selon trois axes. Le premier, inspiré par la méthodologie de la restituzione, concerne des études de caractérisation du patrimoine urbain montréalais (églises, habitat, jardins et places, patrimoine ferroviaire et industriel, place commerciale, tall buildings , etc.) qui décèleraient dans le paysage l’image représentative du rapport au lieu, les milestones, en quelque sorte, de la montréalité. En procédant de l’objet au sens (et non l’inverse), cependant, il s’agit de faire la somme des connaissances objectales de l’actuel et de la connaissance critique de la morphogénèse afin de mettre à contribution l’ensemble des savoirs dans une interprétation paysagère établie en fonction de la sensibilité de notre époque, que cette interprétation encadre la lisibilité et l’appropriation de la ville et de ses constituantes ou qu’elle en guide le design, par exemple.
Le second axe est celui des recherches sur la mise en patrimoine (recherche fondamentale et recherche-action) qui concernent plus spécifiquement les processus passés et actuels de la patrimonialisation (les expériences montréalaises autour de la pierre grise, des escaliers, de l’Art déco et de l’art public sont des exemples) et les modalités des représentations constituées par le tourisme, par l’habitation, par la création architecturale. Il s’agit, en quelque sorte, d’explorer comment le cadre bâti peut être un révélateur identitaire par le biais d’une approche systémique de la valorisation dans laquelle interviennent, d’une part l’intégration verticale des outils de caractérisation – je pense ici notamment à la modélisation numérique, utilisée comme méthode de recherche des ingrédients identitaires du bâti et de ses pratiques et comme véhicule de diffusion grâce aux NTIC – et d’autre part des dynamiques interdisciplinaires favorables à l’imaginaire (travaux littéraires, archéologie fictive, happenings, expositions, etc.) qui permettent de projeter le patrimoine, comme paysage doté de sens, dans le paysage d’aujourd’hui.
Enfin, le troisième axe, explorant la gestion du patrimoine urbain et l’aménagement du territoire, vise à évaluer l’arrimage du « cadre signifiant » ainsi défini à la planification urbaine, non pas par la prise en compte de la somme de ses ingrédients ponctuels, mais plutôt selon une nouvelle lecture du patrimoine comme facteur structurant, tant du point de vue de la qualité symbolique du milieu de vie qu’en ce qui concerne la fonctionnalité urbaine.